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Prologue
Au XIXe siècle, les puissances étrangères tentaient d’exploiter la Chine : de nombreux pays européens ainsi que le Japon et la Russie essayaient de diviser la Chine en sphères d’influence et de gagner des droits commerciaux exclusifs. Les États-Unis voulaient accéder aux ressources du pays, ce qui conduisit à la “rébellion des Boxers” (ainsi appelés en raison de leurs techniques de combat), soutenus par l’impératrice qui espérait fermer la Chine à toute influence étrangère. À cette époque, des mouvements xénophobes s’en prenaient aux missionnaires. Au début de l’années 1900, des boxers, également appelés “poings de la vertueuse harmonie”, attaquent et massacrent des missionnaires occidentaux et des chinois convertis au christianisme. Les missionnaires furent contraints de battre en retraite à Shangai pour se protéger. Sur cette toile de fond de chinois luttant pour défendre la tradition confucéenne et résistant à l’entrée dans le monde moderne, l’intérêt de certains missionnaires s’est tourné vers le sort des femmes chinoises : fiançailles de fillettes, bandage des pieds, enlèvement et esclavage des filles et des jeunes femmes, prostitution et meurtre de bébés non désirés.
Cornelia Bonnell se sentait indécise tandis qu’elle débarquait de son paquebot dans le port de Shangai ce matin de Noël 1899. Missionnaire protestante ambitieuse originaire du Nord de New York, elle ressentait depuis longtemps l’appel de Dieu à se rendre en Chine, un pays où elle n’était jamais allée et sur lequel elle connaissait peu de choses. Récemment diplômée à 21 ans avec la plus haute mention de la prestigieuse université de sciences humaines Vassar College, elle avait été refusée par de nombreux organismes missionnaires travaillant en Chine en raison de sa faible constitution physique. Déterminée à trouver une voie de rechange dans ce pays, qui lui permettrait de réaliser ses aspirations chrétiennes, elle accepte un poste de professeure d’anglais à l’école Miss Jewell destinée aux enfants d’expatriés américains résidant à Shangai.
Création de la mission Door of Hope
Par un hasard que l’on pourrait qualifier de “divin”, elle fait moins d’une semaine après son arrivée la connaissance de cinq femmes venues des États-Unis et d’Europe à une réunion de prière à la Shanghai Union Church. Elles sont affiliées à différentes missions agissant dans la ville : presbytérienne, baptiste, méthodiste, anglicane et de la Chine intérieure. Le petit groupe sympathise bientôt, échangeant sur ses nouvelles vies intrépides en Orient et partageant soutiens et conseils. Les femmes déplorent le mal causé par le quartier rouge et la partie portuaire de la zone internationale de Shangai (enclave administrée de manière extraterritoriale résultant de la fusion en 1863 des concessions britannique et américaine de la ville) où, dans une hiérarchie complexe de courtisanes et de prostituées, l’on voit souvent de jeunes femmes transportées en pousse-pousse comme des publicités vivantes pour le divertissement et la compagnie offerts par divers types de services sexuels. Résolues à sauver les victimes de cette “plaie sociale” et du sort réservé aux chinoises en général, les femmes, ralliées par Cornelia, fondent la mission “Door of Hope” en 1901.
Malgré l’absence de soutien formel de l’Église protestante en raison du caractère œcuménique de cette mission, les six femmes s’activent avec enthousiasme à sauver autant de chinoises marginales que possible de la servitude et des relations sexuelles illégitimes -prostitution ou sexe hors mariage-. Une petite maison louée au cœur du quartier rouge dans la rue Fuzhou sert de foyer d’accueil de la mission. Une enseigne “Jésus sauve” sera installée au-dessus de son entrée. La proximité stratégique de la mission permet aux femmes recherchant sa protection d’échapper aisément aux plus vigilantes des madames Claude et à leurs hommes de main, bien que certaines résidentes de bordel aient probablement été conduites à la mission contre leur gré.
À leur entrée dans le foyer d’accueil, les résidentes profitaient de services essentiels incluant gîte, couvert et soins médicaux. Une fois leurs besoins immédiats satisfaits et leur condition physique consolidée, elles avaient l’opportunité d’intégrer le “foyer de première année” voisin de la mission. Là, elles recevaient une instruction religieuse intensive et suivaient sur place un programme éducatif pour acquérir des connaissances de base en diverses matières telles que lecture, écriture, mathématiques élémentaires, couture, broderie et tricot. Leur premier défi consistait à confectionner leur propre gee-ba (vêtement chinois) et des chaussures en tissu. En 1909, à l’âge de 17 ans, Pearl Buck, fille de missionnaires presbytériens et future écrivaine, se porte volontaire comme professeure à la mission pour enseigner le tricot et la broderie. L’année suivante, elle entre au Randolph Macon Woman’s College, université située à Lynchburg (Virginie). Après l’obtention de son diplôme, elle retourne vivre en Chine, où elle écrit des romans sur la vie dans ce pays tels que “La terre chinoise” (The good earth) pour lequel elle remporte le prix Pulitzer, et devient une auteure célèbre.
Si elles étaient jugées suffisamment pieuses à la fin de la première année, les résidentes étaient admises dans un troisième lieu, le “foyer artisanal”. Deux autres lieux furent ouverts : le “refuge des enfants” et “l’hôpital et école de l’amour”. La plupart des résidentes passaient deux ans à la mission, le temps d’acquérir l’estime de soi et un savoir-faire qui les rendraient autonomes. Certaines choisissaient de rester pour aider les futures résidentes, les autres partaient vers une nouvelle vie.
Les poupées de la mission Door of Hope
Le fonctionnement de la mission était sévèrement restreint par le manque de fonds les premières années de son existence, la rendant dépendante de la générosité irrégulière d’organismes locaux tels que le Rotary Club de Shanghai, son conseil municipal, le club des femmes américaines et de “l’aimable soutien d’un certain nombre de gentlemen chinois”, dixit Cornelia Bonnell. Pour contribuer aux finances de la mission, les résidentes du foyer artisanal se livraient à diverses activités productives en échange de nourriture ou d’une petite somme. Une telle activité était la fabrication de poupées, peut-être le seul héritage matériel connu de la mission (photos ci-dessous). La vente des poupées et d’articles tricotés et brodés contribuait significativement aux revenus de la mission et à sa pérennité. En 1940, l’importateur de poupées Kimport Dolls commercialisait 20 types de poupées Door of Hope. Quand les communistes arrivent au pouvoir en 1949, la mission s’installe à Taipei (Taïwan) et la production décline.
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Les têtes des poupées étaient soigneusement sculptées dans du bois de poirier par des artisans locaux, avant la peinture de délicats traits de visage et coiffures par les résidentes, qui confectionnaient également les corps en mousseline rembourrée. Sculptées individuellement, les têtes étaient donc toutes différentes. Certaines poupées avaient des mains sculptées, d’autres pas de mains du tout. Après 1914, certaines poupées possédaient des pieds ou des chaussures en bois sculpté. Une fois assemblées, les poupées étaient habillées, jusqu’à cinq couches de vêtements méticuleusement tissés et cousus à la main en commençant par les sous-vêtements en coton blanc, et pouvant pour la plupart être enlevés. Les costumes, réalistes, représentaient différents rôles et classes de la société chinoise, en exprimant un degré de fierté culturelle que les missionnaires jugeaient essentiel à la réussite de la christianisation de leurs ouailles. Les poupées adultes mesuraient au moins 30,5 cm, les poupées enfants 20,5 cm et les bébés 16,5 cm.
Les premiers modèles crées furent un couple de mariés en robes de cérémonie délicieusement détaillées (la mariée, photo de gauche ci-dessous), suivis par des enfants (photo de droite ci-dessous) accompagnés de leur ayi (gouvernante), un couple marié avec des enfants d’âge scolaire, un couple de personnes âgées et enfin un homme endeuillé et une veuve.
Des fermiers, des policiers, un moine bouddhiste furent ajoutés par la suite, ainsi que d’autres personnages illustrant l’ordre social fortement hiérarchisé de la dynastie Qing (1644-1912).
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La mariée porte la robe de cour rouge traditionnelle : le rouge, couleur de la vie, est censé apporter joie, chance et santé. Sur sa tête, une coiffe ornée de perles et de glands. La veste en soie pourpre du marié arbore devant et derrière un carré brodé appelé p’u-fang. Attributs des mandarins, ces carrés sont portés par les officiels depuis la dynastie Ming (1368-1644). Sous sa veste, le marié porte la robe traditionnelle en brocart appelé Ch’ang-fu. La vieille femme arbore des rides sculptées sur son visage. Elle porte une veste en soie pourpre foncé (ma-coual), une longue jupe noire à brandebourgs et un pantalon pourpre. Son compagnon le vieil homme porte une ma-coual noire sur une Ch’ang-fu bleu foncé. Une jeune fille porte une veste en soie rose à brandebourgs verts et un pantalon vert à passepoil rose. Une coiffe décorative élaborée orne ses longs cheveux défaits. Un jeune garçon porte une veste grise raffinée en brocart de soie à manches longues et une robe rose en brocart. D’autres enfants, vêtus de coton, sont appelés “écoliers” et “écolières”, tandis qu’un autre est baptisé “enfant de maternelle”.
Amah la gouvernante soutient un bébé sur son dos (photo de gauche ci-dessous). Elle porte une simple veste de coton sur un pantalon, la tenue de la classe ouvrière, complétée par une coiffe noire et des chaussures noires en soie. Par contraste, le bébé porte un costume en soie imprimée et une coiffe avec glands. L’homme endeuillé est habillé pour les obsèques de son père, il tient une baguette dans sa main droite pour éloigner les mauvais esprits. Il porte une tenue austère en chanvre non traité. La veuve porte un costume en chanvre, un long voile couvre son visage pour masquer son chagrin. Un policier de Shangai est vêtu d’un uniforme bleu foncé à boutons et galon dorés (photo de droite ci-dessous). Un fermier pieds nus est habillé pour travailler dans les champs de riz d’un simple costume en coton bleu sous un imperméable en paille et d’un chapeau de coolie tissé. Un moine bouddhiste porte une robe jaune pâle à brandebourgs et des chaussures assorties. Un petit chapeau noir couvre sa tête rasée. Une femme mandchoue est vêtue d’une élégante robe en satin rose ornée de brandebourgs vert tendre sur l’épaule droite (il est incorrect d’attacher les vêtements à gauche). Des extraforts verts ornent le bord des manches et le bas de la robe. Elle porte une coiffe en bois sculpté et peint. Ses pieds en bois sculpté portent des chaussures à semelles compensées (les pieds des femmes mandchoues ne sont pas bandés).
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Conclusion
La fabrication requiert un travail intensif, à raison de quatre semaines pour une poupée. Les modèles sont vendus localement dans la zone internationale ou à l’étranger au moyen de divers réseaux de missions. Certains se retrouvent aujourd’hui aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, très recherchés par les collectionneurs pour leur description rare et fidèle des coutumes vestimentaires de la Chine au tournant du XXe siècle.
Il n’existe rien de semblable aux poupées Door of Hope en occident à cette époque, et elles servent de nouvel outil pour faire connaître la mission et susciter de nouveaux soutiens. En même temps que la vente des poupées apporte un revenu supplémentaire à la mission, la production de leurs costumes délicatement confectionnés et brodés procure aux résidentes une amélioration de leurs compétences en couture. Elles pourront par la suite exploiter ce savoir-faire pour réaliser des vêtements.
Sources de l’article
- Article Divergent ambitions : the Door of Hope mission in early twentieth-century Shanghai d’Annika Aitken, sur le site “National Gallery of Victoria”
- Article China’s Door of Hope mission dolls, sur le site du magazine Dolls
