Les enfants et leurs jouets guerriers durant les deux conflits mondiaux

Introduction

L’horrible réalité politique de la première guerre mondiale a souvent été décrite dans la presse écrite, audiovisuelle et sur internet. Personne ne peut échapper à ce flot d’informations. Toutes les parties en conflit ont fait usage de la propagande visuelle, car elle provoque les émotions recherchées, de l’anxiété à l’hystérie en passant par la transformation du patriotisme en zèle politique. L’élément de la société le plus vulnérable, l’enfant, fut le plus sensible à la propagande de guerre. On analyse ici les relations complexes entre les enfants et leurs jouets guerriers durant les deux conflits mondiaux.

Première guerre mondiale : enfants et persuasion

Examinons tout d’abord brièvement comment les enfants sont informés des événements de la guerre et quelles sont leurs réactions. Les enfants sont-ils poussés à utiliser des jouets guerriers ou persuadent-ils leurs parents de leur en acheter ?
La première guerre mondiale débuta par un choc violent. L’Europe jouissait alors d’un sentiment de paix  et de sécurité trompeur après les horreurs de la guerre de Crimée. Les hommes profitaient tranquillement de leurs familles et de leurs revenus. Tandis que l’urgence de la mobilisation se faisait pressante, les hommes tardant à s’enrôler étaient vus comme des lâches, particulièrement par leurs enfants. Un poster de 1915 publié par le “Parliamentary Recruiting Committee” de Londres montre un père et ses enfants jouant dans leur salon, la petite fille demandant innocemment : “papa, que faisais-tu pendant la grande guerre ?” (photo ci-dessous). L’expression pour le moins embarrassée du père laisse entendre que ses enfants sont plus patriotes que lui !


                                                       © Europeana

Première guerre mondiale : production de jouets

Au tournant du XXe siècle, les fabricants européens de jouets et poupées dominaient le marché, mais cette tendance allait changer durant la première guerre mondiale. En effet, les poupées allemandes étaient considérées comme des ennemies. Une publicité parue dans le “Ladies home journal” montre des poupées dans une caisse d’expédition portant l’inscription “Fabriqué en Allemagne”. Ceci indiquait que les poupées familières aux jeunes filles de la décennie précédente cesseraient d’être importées.
L’entreprise Steiff, bien implantée aux États-Unis, fut aussi affectée par l’embargo sur les poupées et jouets. Elle produisait en Allemagne des poupées soldats en uniforme allemand, dont un joli fantassin portant une réplique de tenue de la première guerre mondiale, avec des bottes en cuir à crampons métalliques sous les semelles. Mais elle fabriquait également des poupées soldats en uniformes militaires anglais, français et même turcs. Elle produisait aussi des cartes postales de promotion de ses jouets guerriers, dont certaines humoristiques comme celle montrant deux soldats toilettant leur officier supérieur.
La production de jouets durant la première guerre mondiale n’a pas été affectée par le conflit jusqu’à ce que le métal, le feutre, le velours et la porcelaine qu’elle utilisait pour la fabrication de petits soldats, d’ours en peluche et de poupées deviennent nécessaires à l’activité militaire. À partir de ce moment, on assiste à une production de masse de poupées et jouets en tissu plus faciles à entretenir et à nettoyer. Les poupées en papier, moins chères que les poupées en tissu, font une apparition fréquente dans les magazines féminins. Avant la raréfaction des matériaux cités plus haut, les petits garçons jouaient avec des soldats qui avaient l’air authentiques. L’horreur et le caractère sanguinaire du champ de bataille est loin de leurs esprits tandis qu’ils glorifient les forces armées de leur pays et haïssent leurs ennemis. Ces jouets attiraient efficacement les enfants, en exerçant une propagande visuelle et juvénile. Ce phénomène a été baptisé “Mythe de l’expérience de guerre” par l’historien George L. Mosse, qui le considérait comme un thème dominant du XXe siècle. En tout état de cause, il était bien vivant aux États-Unis.

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Première guerre mondiale : sur le front américain

Les États-Unis entrent tardivement dans la guerre, en 1917. Encore échaudés par le conflit hispano-américain de 1898, ils sont peu disposés à envoyer des jeunes gens faire la guerre en Europe, même si quelques volontaires s’engagent dans les forces armées britanniques et françaises. Il faudra attendre l’attaque par les allemands du navire civil R.M.S. Lusitania en 1915, puis les attaques successives de sept autres navires américains, pour que les États-Unis du président Wilson déclarent la guerre à l’Allemagne.
Avant la guerre, les États-Unis importaient de nombreux jouets et poupées de qualité d’Europe, en particulier d’Allemagne. Les petits américains passaient des heures à s’amuser avec leurs jouets et poupées venus d’Europe. En raison du conflit, la Grande-Bretagne, la France puis les États-Unis stoppent l’importation de jouets allemands. Les États-Unis bannissent également l’usage de matériaux importés entrant dans la fabrication de l’artillerie, des avions et des uniformes. Les fabricants américains de jouets, pour la plupart des immigrés juifs, commencent à expérimenter un nouveau matériau, utilisé au début pour les corps de poupées à la fin du XIXe siècle : la composition. Bien préparé, ce mélange de sciure, paille et colle peut ressembler à de la porcelaine. Les jouets en bois sont également très populaires durant cette période. Les jeux de société produits par Milton Bradley ou Parker Brothers, pour ne citer qu’eux, fournissent aux enfants et à leurs parents des petits avions en plastique ou en bois pour combattre sur des maquettes fidèles de champs de bataille. Des jeux inoffensifs comme “le jeu des poux”, dont l’objectif consiste à capturer les poux qui infestent les soldats dans les tranchées, sont populaires dans les foyers américains et canadiens.
Les poupées en tissu doivent être mentionnées : meilleur marché que les modèles en composition, elles sont un peu plus chères que les poupées en papier. Certains modèles sont très populaires, tel le pilote de chasse “Harry the hawk” en Grande-Bretagne (photo ci-dessous).


                                 © The historic flying clothing company

Les hommes noirs servant dans l’armée américaine sont victimes de ségrégation. Une très rare poupée noire portant un uniforme kaki arbore des galons de caporal. Les poupées en papier se trouvent dans les magazines féminins comme le “Ladies home journal”, fidèle compagnon des femmes américaines. Ces revues comportent en outre des rubriques de mode, des séries et des actualités. Les poupées en papier sont des gratifications qui ravissent les enfants parcourant le magazine de maman. Qu’elles soient en composition, en tissu ou en papier, les poupées permettent aux enfants d’observer la guerre depuis l’intimité de leur foyer, sans crainte d’affronter sa réalité.

Enfants et persuasion : la seconde guerre mondiale

Dès le milieu des années 1930, les enfants, dont l’enthousiasme est plus contagieux que celui des adultes, sont recrutés dans le mouvement des jeunesses hitlériennes. Les fabricants de jouets tels que Hausser-Elastolin et Lineol rejoignent le champ de bataille : leurs catalogues proposent des soldats dans toutes les postures de combat, des reproductions des principaux officiers dont Hitler et Goering, et même des miniatures d’artillerie et de tranchées. Leurs armées réalistes poussent les jeunes garçons à s’investir dans le conflit. Certains jeux de société vont même jusqu’à mettre en scène l’extermination des juifs : “Juden raus” (dehors les juifs) est annoncé comme un jeu familial dont le but est de traquer les juifs cachés et de les envoyer dans les camps de la mort. Ses pièces représentent des juifs aux traits antisémites caricaturaux. Les fabricants de jouets tenus par des juifs comme Tipp & Co sont confisqués par des aryens et produisent des objets reliés au troisième Reich tels que la berline d’Hitler. Schuco, réputé pour ses jouets mécaniques, propose un soldat nazi tambour à remontoir. Le célèbre fabricant Steiff est mis à contribution pour la création de poupées représentant des personnages du troisième Reich. Elles sont rejetées par Hitler et son état-major, mais Steiff est retenu pour la production d’uniformes.
En Italie, troisième force de l’Axe après l’Allemagne et le Japon, l’industrie des poupées est dominée par Lenci, la compagnie d’Elena et Enrico Scavini. Elle passe aux mains des frères Garella, soupçonnés de liens avec Mussolini. Lenci produit des poupées en feutre habillées en balilla (uniforme fasciste). Les jolis visages des séries 110 et 300 portent désormais des chemises noires. D’autres fabricants de poupées italiens lui emboîtent le pas.
En Grande-Bretagne, la guerre inflige de rudes épreuves aux fabricants de jouets. Leurs entrepôts sont réquisitionnés par les forces armées et les matériaux de fabrication des poupées et jouets sont utilisés par les soldats. Néanmoins, des poupées sont vendues pour lever des fonds destinés à l’effort de guerre. Chad Valley, Dean’s Rag Book et Norah Wellings produisent des poupées en uniforme militaire comme prime à l’achat d’obligations de guerre. Norah Wellings propose dès 1938 une page de poupées militaires dans son catalogue, incluant un commodore et une membre des WAACS (Women’s Army Auxiliary Corps).

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La réponse américaine : jouets patriotes

Les États-Unis entrent en guerre après le bombardement de Pearl Harbor par les japonais en 1941. Le patriotisme est à son apogée, avec l’émission d’obligations de guerre, l’enrôlement de nombreux hommes dans les forces armées, le travail des femmes pour l’effort de guerre, et la production de jouets militaires. Hilda Miloche et Wilma Kane conçoivent des poupées en papier représentant des enfants en soldats. Elles incluent “Notre soldat Jim”, “Notre WAVE (Women Accepted for Voluntary Emergency Service) Joan” et “Mary of the WACS”, pour ne citer qu’eux. Les poupées en papier représentant des femmes militaires reflètent la réalité de l’implication des femmes dans la guerre. Elles travaillent en usine pour fabriquer des parachutes et coudre des uniformes, et servent dans le corps médical militaire. Rosie la riveteuse (Rosie the riveter), icône de la culture populaire américaine, symbolise les six millions de femmes qui travaillent dans l’industrie de l’armement et qui produisent le matériel de guerre durant la seconde guerre mondiale.
Les poupées et jouets en composition incluent des soldats et des membres des WAVES et des WAACS. Skippy (the all-american boy), personnage créé par Effanbee, se devait de faire partie de la réponse patriotique américaine : il est représenté en marin, en parachutiste et en officier dans de nombreux catalogues de grands magasins, dont le célèbre FAO Schwartz de New-York (photo ci-dessous).

Les jeux de société comme “Axis and allies” faisaient des incursions dans le théâtre des opérations du Pacifique, dont l’un des héros fut le général cinq étoiles McArthur. Il est représenté par une poupée fabriquée par  Ralph Freundlich, une compagnie new yorkaise de jouets qui a fermé juste avant la fin du  conflit.
Aucune discussion sur les jouets guerriers ne peut être entamée sans aborder la question de leurs effets sur les enfants. Le XXIe siècle est bien entendu extrêmement conscient des traumatismes dus à la guerre. Les chocs causés par les bombardements, ainsi que les TSPT (Troubles de stress post-traumatiques), sont des termes qui s’appliquent aussi bien aux soldats qu’aux civils, dont les enfants. Un article écrit en mai 1942 par M. K. Gilstrap dans la revue “Science News Letter” traite des effets nocifs des jouets guerriers sur les enfants. Sa conclusion, banale, énonce que les jouets peuvent stimuler l’imagination et le courage, suivant l’état mental de l’enfant. Des études plus récentes montrent que les enfants vivant près des zones de conflit sont beaucoup plus touchés par la guerre. Ainsi, la plupart des enfants européens, en particulier ceux exposés à la blitzkrieg, souffrent de TSPT et refusent parfois de s’amuser avec des jouets guerriers.
Un autre aspect de cette période concerne les enfants juifs qui ont perdu non seulement leurs jouets mais leur vie. Les parisiennes Denise et Micheline Lévy se sont vues privées de leurs belles poupées en tissu lorsqu’elles ont été déportées à Auschwitz en 1944. Une de leurs voisines les ont récupérées dans l’espoir qu’elles en reviendraient. Frédérique Gilles, qui a gardé les poupées pendant de longues années, en a fait don au musée de l’holocauste à Paris.
La question de la propagande de guerre et de ses effets sur les enfants est complexe, comporte de nombreux détours et énigmes, et demande de nouvelles recherches. Les enfants ont été très réceptifs à son message : depuis le poster britannique de recrutement de 1915, ils ont été instrumentalisés pour culpabiliser les parents qui ne s’engageaient pas. Il est aussi vraisemblable que les enfants ont persuadé les parents de leur acheter des jouets guerriers afin que ceux-ci puissent participer à l’effort de guerre sans quitter leur foyer.
La quantité de jouets guerriers produite suggère que leurs fabricants ont réalisé d’énormes profits durant le conflit. L’incroyable attention apportée aux détails a séduit les enfants et les a peut-être encouragés à s’engager plus tard dans les forces armées. La production a commencé à décliner juste avant la fin de la guerre, montrant une fois de plus que les jouets et les poupées sont un miroir de notre histoire.

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Et aujourd’hui ?

Les dessins animés, séries télévisées et leurs produits dérivés (jouets, armes miniature, poupées, robots,…) induisent un comportement violent et agressif des enfants, comme le constate Craig Simpson, éducateur et président de l’association bostonienne pour l’éducation des jeunes enfants. Ce comportement est accepté, voire encouragé par de nombreux parents et éducateurs. Ce qui n’empêche pas la société d’être choquée lorsque des faits divers surviennent. De plus, l’encouragement à la violence a des effets durables sur la vie des enfants devenus adultes et sur leur perception de la réalité.
Bien qu’il soit difficile d’établir une histoire analytique de la militarisation des jouets, il semble qu’elle soit une constante dans la société occidentale depuis le XVIIIe siècle, avec une accélération due à l’avènement de la télévision. La NCTV (National Coalition on Television Violence) estime que les ventes de jouets guerriers ont augmenté de 350 % entre 1983 et 1985 aux États-Unis.
L’effet des jouets guerriers sur les enfants semble évident pour quiconque passe du temps avec eux. La salle de classe ou le terrain de jeux se transforme en zone de guerre imaginaire. Selon Thomas Radecki, président de la NCTV, “les études sur les dessins animés et jouets violents montrent qu’ils conduisent des enfants à frapper, donner des coups de pied, étrangler, pousser et immobiliser au sol d’autres enfants. Elles révèlent une augmentation des comportements égoïstes, de l’anxiété et de la maltraitance des animaux, en même temps qu’une diminution des attitudes de partage et de la performance scolaire (photo ci-dessous)”. De fait, les enfants de quatre à huit ans visionnent chaque année plus de 1 000 publicités pour des jouets guerriers à la télévision. Le docteur Arnold Goldstein de l’université de Syracuse (New York) constate que “s’amuser avec des jouets guerriers légitime les comportements violents et les rend acceptables en désensibilisant les enfants à leurs dangers et au mal qu’ils causent. Sans doute seul un petit nombre d’entre eux commettra des actes graves, mais la majorité aura un comportement malfaisant”.


                                              © Science photo library

L’organisme War Toys

Fondé en 2019, War Toys est un organisme à but non lucratif basé en Californie. Inspiré par une série de photographies de Brian McCarty centrée sur l’expérience de guerre d’enfants et résultant de collaborations avec des art thérapeutes, il s’est fixé trois objectifs :

  • défendre les enfants affectés par la guerre sous toutes ses formes. Au moyen d’un processus unique reposant sur l’art thérapie et de jouets locaux, War Toys recueille le témoignage de première main d’enfants sur leurs expériences de pertes et de survie. L’organisme coopère avec des ONG et des agences des Nations Unies partenaires pour amplifier les voix d’enfants potentiellement traumatisés, en produisant une iconographie convaincante qui atteint un nouveau public à travers des expositions, des conférences et des publications dans les médias écrits et audiovisuels.
  • former des éducateurs de terrain au moyen de programmes psychosociaux spécifiques au bénéfice d’enfants exposés ou non à des conflits. War Toys procure aux institutions éducatives et aux ONG des outils gratuits dont elles ont besoin, comme des plans de cours téléchargeables, pour fournir un soutien spécialisé et continu aux enfants dont elles ont la charge. Le vecteur de l’éducation favorise l’empathie et la compréhension mutuelle entre enfants affectés par la guerre.
  • procurer aux enfants  des jouets qui réconfortent, renforcent la résilience, et favorisent de nouvelles façons de penser la guerre. War Toys donne à ses organisations partenaires de nombreux jouets pour une distribution et un usage locaux, et collabore sur une base commerciale non lucrative avec l’industrie pour modifier la conception de lignes de jouets dans le but d’améliorer leur message et leur valeur éducative. Par exemple, dans le cadre de son programme “jouets guerriers pour la paix”, War Toys ajoute aux gammes de petits soldats en plastique des photojournalistes inspirés de personnages réels.

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Sources de l’article
  • Article Toying with war de Craig Simpson, sur le site “Center for media literacy”
  • Article “Children’s toys during the two world wars” de Rhoda Terry-Seidenberg, Doll news, printemps 2021
  • Site War Toys
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Les poupées d’art de Munich : un jalon essentiel de l’histoire des poupées


                                                           © Theriault’s

La naissance des poupées de caractère

D’après Florence Theriault, copropriétaire de la société de vente aux enchères de poupées anciennes Theriault’s et auteure, l'idée selon laquelle les poupées de caractère sont un phénomène récent n’est pas la seule méprise dans l’histoire des poupées. L’autre idée fausse situe l’origine du mouvement allemand de réforme des poupées d’art au moment de l’exposition organisée en 1908 dans la branche munichoise de la chaîne de grands magasins Hermann Tietz par son directeur du département jouets Max Schreiber. En fait, on peut noter un intérêt spécifique pour la caractérisation dans certaines poupées françaises plusieurs décennies auparavant, par exemple la série 200 de Jumeau à la fin des années 1880. Cet intérêt se maintient après le mouvement de réforme des années 1905-1915, période que l’on pourrait décrire précisément par l’expression “du caractère comme concept”. Le mouvement trouve ses racines dans les deux décennies précédentes, durant lesquelles les sculpteurs étaient encouragés à créer des poupées ressemblant aux “enfants des rues” : boudeuses, pensives, mélancoliques, rieuses ou espiègles, elles dégagent une vraie personnalité. On assiste également à la naissance des poupées commerciales signées par des artistes, à l’instar du Kewpie de Rose O’Neill.

Les poupées Marion Kaulitz

Quoiqu’il en soit, une artiste retient l’attention à l’exposition sur les poupées d’art de 1908 : c’est la comtesse Marion Magdalena Kaulitz, originaire de Gmünd sur le lac Tegernsee en Bavière. Forte de ce premier succès, elle se joint à Hermann Tietz dans une deuxième exposition commémorant le 750e anniversaire de Munich. Son catalogue mentionne : “Marion Kaulitz : poupées sculptées par Marie Marc-Schnür, Joseph Wackerle et Paul Vogelsanger ; habillées par Marion Kaulitz, Alice Hegermann et Lillian Frobenius”. À la suite de ces deux événements, des articles élogieux sur les artistes sont publiés dans des magazines et des livres : le mouvement allemand de réforme des poupées est bien parti.


                         © Theriault’s                                       © Theriault’s
La troisième présentation de poupées d’art de Munich a lieu dans le grand magasin Hermann Tietz de Berlin pour Noël 1908, dans le cadre d’une exposition sur les poupées produites à Sonneberg. Treize poupées d’art de Munich peuvent aujourd’hui être admirées au musée de Sonneberg, aussi réalistes et charmantes qu’à l’origine, avec leurs vêtements et accessoires en parfait état de conservation.
En 1909, Marion Kaulitz dépose la marque “Poupées d’art Kaulitz de Munich”. Comme Käthe Kruse, elle utilise des cartes postales comme support publicitaire. Elle réalise l’importance des expositions pour conserver l’intérêt du public.
Son succès est remarqué et les concurrents ne tardent pas à riposter. En 1909, Franz Reinhardt, directeur de l’entreprise Kämmer & Reinhardt (K & R) dépose la marque commerciale “Charakterpuppe” (Poupées de caractère). Il organise une exposition privée dans le grand magasin Hermann Tietz de Berlin pour lancer la première tête de bébé de caractère de K & R, moule 100 (le bébé de l’Empereur) ainsi que le moule 101, habillé en fille (Marie) ou en garçon (Pierre). Ces poupées de caractère, exposées au grand public pour la première fois au Noël 1910 dans le même magasin Tietz de Berlin, en même temps que les belles poupées en tissu de Käthe Kruse, rencontrent un grand succès. Marion Kaulitz réplique en revendiquant dans une publicité de journal de 1911 la paternité des poupées de caractère, et accuse K & R de copier les visages, les vêtements et les coiffures de ses poupées. Après une période de démêlés par voie de presse durant laquelle Max Schreiber se range du côté de K & R, Marion Kaulitz intente une action en justice qu’elle perdra.
Ceci n’empêche nullement les deux parties de produire de nouveaux modèles de poupées en 1911 et 1912. Marion Kaulitz introduit 14 nouveaux modèles et dépose en 1911 la marque “Kaulitz” pour les “poupées, corps de poupées, têtes, perruques et vêtements de poupées”. La même année, elle expose à Berlin, Paris, Vienne et Francfort, où elle reçoit le prix de la poupée d’artiste la plus originale. Elle avait auparavant reçu une médaille d’or à Bruxelles en 1910 et un premier prix à Breslau en 1911. En 1912, elle devient membre de  l’Union Internationale des Arts et Sciences de Paris. Ses poupées commencent à être distribuées aux États-Unis. La princesse héritière de Roumanie visite l’atelier Kaulitz au lac Tegernsee et y fait des achats remarqués, tandis que la reine de Bulgarie commande six poupées pour le Noël de sa famille.


                           © Skinner auctioneers                                © Theriault’s

Jouets ou objets d’art ?

Marion Kaulitz ne considérait pas ses poupées comme des objets d’art ou de collection demandant des prix élevés, mais plutôt comme des jouets pour enfants. Leur prix restait donc modéré, malgré leur caractère artistique indéniable. Construits pour durer et pour être facilement remplacés, ils subissaient à la manière de Käthe Kruse un contrôle de qualité manuel par ses soins. Elle n’a jamais déposé de brevet de conception DRGM pour ses poupées, aussi n’avons nous aucune information sur sa technique de fabrication. Par ailleurs, leur  fabrication éphémère a conduit à de faibles volumes de production.
Jusqu’à présent, 16 moules de visage distincts ont été identifiés, avec une gamme de tailles comprise entre 30,5 et 63,5 cm et une conception de tête commune à différentes tailles. Des peintures faciales, perruques, cheveux peints et vêtements variés ont garanti des poupées uniques. Ceci était intentionnel, Marion Kaulitz ayant déclaré “qu’aucune poupée ne devrait ressembler à une autre”. La plupart des têtes sont à rotule, quelques une étant des têtes collerette. Elles sont généralement présentées comme étant faites en composition dure, et parfois en papier mâché, deux matériaux à ingrédients multiples, chaque fabricant ayant sa propre recette, à dureté spécifique. La composition est habituellement beaucoup plus dure et plus résistante que le papier mâché, aussi les poupées Kaulitz faites de ce matériau sont elles parvenues jusqu’à nous en bon état de conservation.
Les peintures et sculptures d’enfants datant de la Renaissance étaient souvent utilisées comme modèles pour les têtes de poupées d’art, l’influence revendiquée de Marion Kaulitz étant le sculpteur Donatello. Le collaborateur le plus assidu de Marion Kaulitz est le sculpteur Paul Vogelsanger. Aline Stickel et d’autres artistes assistent Marion Kaulitz dans la peinture des têtes. La plupart des poupées d’art de Munich ont des yeux peints et des bouches fermées ou ouvertes/fermées, certaines avec des sourcils peints. Les peintures utilisées sont de bonne qualité et la plupart des poupées ont conservé leur patine et leurs couleurs.
L’usine Cuno & Otto Dressel fabrique la majorité des corps articulés en composition de qualité élevée, les autres étant attribués aux fabricants K & R et Kestner. Les têtes à rotule se retrouvent sur les premiers, la plupart avec des poignets articulés. Les têtes collerette, plus rares, se retrouvent sur divers types de corps, en tissu ou en cuir avec des bras en composition, bois ou biscuit.
Outre Marion Kaulitz, Alice Hegermann et Lillian Frobenius, précédemment citées, Helen Stein et Hermine Baretsch sont chargées de l’habillement des poupées, typiquement en costumes provinciaux allemands et français ou en tenues de jeu pour enfants. Les habits offrent un grand luxe de détails et emploient divers tissus tels que soie, coton, velours et laine tricotée.


                                                                                      © Theriault’s
On ne sait pas combien de poupées a produites Marion Kaulitz. Cependant, il existe un indice : quatre poupées vendues au musée de Sonneberg en 1912 portent les numéros de facture 2965 à 2968, peut-être le nombre de poupées vendues à cette date ? elles sont très recherchées aujourd’hui, mais cela n’a pas toujours été le cas : on raconte que certains collectionneurs et vendeurs des débuts arrachaient les têtes des poupées pour les jeter et réutiliser les corps !

1913 et après

Influence du procès contre K & R ou pas, il existe très peu de traces de Marion Kaulitz ou de ses activités dans la littérature après 1913. On trouve une mention de la fabrication de bouilloires à tête de poupée en 1915, de la production au début des années 1920 de poupées dans un atelier appartenant à Marion Kaulitz, et de poupées multiculturelles en 1923, sans détails et sans images. Une lettre d’une certaine Mme Lilli B., adressée en 1915 à Käthe Kruse, rapporte : “J’ai acheté trois poupées à la pauvre Kaulitz à Noël. La pauvre âme a tenté de se suicider tellement elle ne supportait plus de survivre jour après jour.” Que s’est-il passé entre 1913 et 1915 pour qu’elle en arrive à de telles extrémités ? en 1924, Marion Kaulitz s’installe avec son amie Aline Stickl dans la petite ville de Bayrish Gmain, dans les archives de laquelle cette dernière est enregistrée comme artiste peintre. Marion décède en 1948 à l’âge de 83 ans. Triste fin pour une artiste dont la créativité a marqué l’histoire des poupées. Elle n’aura pas connu de succès durable dans son existence. Malgré ses talents évidents, elle a disparu de la scène des poupées aussi rapidement qu’elle y est arrivée, privée de notoriété et d’aisance financière. Mais elle a laissé un merveilleux héritage que le public peut pleinement apprécier aujourd’hui.

Sources de l’article
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Les poupées folkloriques etc. Partie II : les poupées en costume régional

Introduction

L’histoire des poupées en costumes régionaux se confond avec celle de ces costumes. Contrairement à une idée répandue, ils sont relativement récents et n’apparaissent qu’au début du XIXe siècle. En France, les habits portés par les paysans de l’Ancien Régime sont peu documentés. Les tableaux de Louis Le Nain (1593-1648) en donnent une idée (ci-dessous, “Famille de paysans dans un intérieur”).


                                                  © Panorama de l’art

À cette époque, on s’habille en fonction du climat, de sa condition et de ses moyens. Les lois somptuaires imposent des habitudes de consommation selon la catégorie sociale d’appartenance, afin de rendre visible l’ordre social et d’empêcher les membres du commun d’imiter la bourgeoisie et les bourgeois d’imiter l’aristocratie. Les classes populaires ne peuvent utiliser que des tissus grossiers produits par l’artisanat familial ou local. Cette uniformisation entrave la création de costumes régionaux.
Un certain nombre d’événements décisifs survenus à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle vont précipiter cette création. L’abrogation des lois somptuaires lors de la Révolution Française permet aux coutumes locales de différencier les tenues vestimentaires et de produire des costumes régionaux. Les progrès industriels renforcent ce mouvement : mise au point en 1801 par Joseph-Marie Jacquart du métier à tisser, procédés mécaniques de fabrication de la dentelle, découverte de colorants artificiels et de l’eau de Javel, invention de la machine à coudre par Barthélemy Thimonnier et Isaac Singer en 1830. L’aménagement des routes et le déploiement du chemin de fer désenclavent les régions et développent le commerce. Les catalogues des grands magasins parisiens diffusent dans les campagnes de nombreux produits de mercerie et de broderie. Les journaux de modes apportent partout des modèles de vêtements.

Naissance des poupées régionales

Dans ce contexte apparaissent à la deuxième moitié du XIXe siècle les poupées régionales, également appelées folkloriques, de pays, de terroir, étrangères, internationales ou mondiales par les fabricants, les collectionneurs et les chercheurs. Le terme “folklore”, de l’anglais “folk” (le peuple) et “lore” (la tradition), est introduit dans les dictionnaires vers 1850. C’est à cette même époque que l’intérêt pour les arts et traditions populaires s’éveille. L’Écosse serait le premier pays à avoir créé son costume national, avec le kilt en tartan (photo ci-dessous).


                                                     © Pixie Faire

L’engouement pour les poupées régionales est la conséquence de plusieurs grandes expositions organisées à Paris à la fin du XIXe siècle. Marie Koenig, responsable des travaux manuels pour l’instruction publique des jeunes filles et l’une des membres fondatrices du Musée Pédagogique mis en place par Jules Ferry en 1879, joue un rôle important dans ce domaine : elle obtient l’autorisation de demander aux élèves des Écoles Normales et des Écoles Primaires Supérieures d’habiller des poupées en costumes de leurs régions. Elles sont montrées lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1889 où elles rencontrent un vif succès. La collection s’enrichit en poupées régionales françaises et européennes, obtient une médaille d’or à l’Exposition Universelle de Paris en 1900, se monte en 1905 à 460 poupées, et devient le point de départ de ce que l’on a appelé les “poupées de pays”. Dès le début du XXe siècle, les grands magasins parisiens proposent des poupées vêtues en costumes régionaux. Les poupées célèbres sont mises à contribution : ainsi, Bleuette se voit habillée en diverses tenues de régions françaises (photo ci-dessous, costumes bretons).

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Essor des poupées régionales

L’invention du celluloïd par les frères Hyatt en 1870 et sa généralisation à la fabrication des poupées dans les années 1930, suivies de l’arrivée des congés payés en 1936 et de la démocratisation des voyages familiaux, fait prendre à la poupée régionale un essor considérable. Sous la forme de la poupée souvenir bon marché produite à des millions d’exemplaires, en celluloïd puis en matière plastique, elle est achetée par les vacanciers, de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1970 (photo ci-dessous).


                                                         © CreaMagic

La guerre fait des ravages et déplace les populations. En ces temps troublés, des missionnaires aident les réfugiés à soutenir leur famille en leur procurant un emploi dans une industrie artisanale. “Door of Hope”, organisme créé en Chine au début du XXe siècle pour lutter contre la condition des femmes et des fillettes (mariage forcé, esclavage, prostitution,…), est un exemple de ces missions. La société américaine Kimport importe des poupées produites par Door of Hope.
Durant la seconde guerre mondiale, il devient difficile pour les importateurs américains de se réapprovisionner en poupées, car de nombreux fournisseurs européens ont cessé leur activité. Après la guerre dans les années 1960 aux États-Unis, Madame Alexander et Effanbee produisent des poupées de pays en vinyl ou en plastique dur : la série “Dolls of the World” de Madame Alexander utilise les corps de 20,5 cm issus du moule Wendy-kins.
Des poupées nues, achetées en grandes séries auprès des fabricants Petitcollin, Nobel, Convert,… sont habillées de costumes régionaux par des sociétés à travers toute la France. De très nombreux français se familiarisent avec les vêtements et les coutumes des diverses régions du territoire. Des fabricants français et allemands de poupées anciennes en porcelaine émaillée et en biscuit produisent des modèles folkloriques, en particulier de provinces de France, avec un luxe de détails. Le fabricant italien Lenci propose de nombreuses poupées en feutre inspirées des costumes de régions d’Italie et d’autres pays, bientôt imité par des constructeurs européens et sud-américains (photos ci-dessous).


                                                                                     © Bonhams

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Étude des poupées régionales

Après avoir connu leur heure de gloire, les poupées de pays sont délaissées dans les années 1970. Elles connaissent un regain d’intérêt et une hausse des prix depuis la fin des années 1990.
L’étude des poupées en costumes régionaux présente un intérêt sociologique évident pour les collectionneurs et les chercheurs, car son domaine s’étend aux pays concernés, ainsi qu’à l’habillement et aux coutumes de leurs habitants.
Comment identifier une poupée régionale ? le fabricant et le pays d’origine sont rarement marqués ou étiquetés. Il faut alors se tourner vers les ouvrages de Pam et Polly Judd et celui de Susan Hedrick et Vilma Matchette, référencés plus bas dans les sources de l’article. Les cartes postales (photo de gauche ci-dessous, Normandie), photographies (photo de droite ci-dessous, oblast de Riazan, Russie) et timbres représentant des costumes folkloriques sont également des sources d’information très précieuses. De même que les coupures de presse, les revues, catalogues et autres documents à courte durée de vie. Une bonne pratique consiste à cataloguer vos poupées et à les étiqueter avec les informations d’identification au fur et à mesure de leur acquisition.


                                                                © National Costume Doll Collection

Malheureusement, la signification coutumière des styles d’habillement se perd souvent avec le temps. L’étude des poupées régionales donne parfois des indices pour retrouver cette signification. Dans ce domaine, il existe deux bonnes ressources, les ouvrages “Folk costumes of the world” et “A pictorial history of costume from ancient times to the nineteenth century” référencés plus bas dans les sources de l’article. Par ailleurs, il existe à travers le Monde de nombreux sites web et musées consacrés au costume.

Conclusion

L’étude de l’Histoire, des coutumes et des cultures familiales est grandement facilitée par celle des poupées régionales. Bien qu’elles soient dédaignées par les collectionneurs purs et durs, un noyau de fidèles y croit toujours et reste conscient de leur valeur. Nombre de poupées vendues par des sociétés comme Kimport trouvent le chemin des musées et sont considérées par les formateurs comme d’excellents supports d’enseignement. De nos jours, les poupées anciennes en biscuit vêtues traditionnellement sont très prisées des collectionneurs. Quant aux poupées étrangères, elles renseignent sur les civilisations disparues, reflètent le respect des ancêtres et offrent l’opportunité de comprendre et apprécier des cultures différentes : c’est un domaine de recherche qui nécessite une exploration plus assidue à l’avenir.

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Sources de l’article
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Bild Lilli, la poupée mannequin allemande qui a inspiré Barbie

Introduction

Lorsque Barbie est introduite en 1959, les petites filles se l’arrachent. Pour la première fois, les gamines du milieu du XXe siècle peuvent jouer avec une poupée qui ressemble à une femme, avec sa queue de cheval provocante, son maquillage épais, son regard de côté et son corps résolument adulte. Les enfants n’ont aucun moyen de savoir que la poupée la plus vendue au Monde, qui a forgé leur perception de la beauté féminine, est la copie presque conforme d’une poupée mannequin allemande appelée Bild Lilli.
Morphologie adulte, cheveux blonds implantés et fabrication en matière plastique avec plusieurs trousseaux de vêtements contemporains, autant de caractéristiques reprises pour devenir Barbie : Bild Lilli, poupée mannequin apparue en 1952 pour la première fois sous la forme d’un personnage de bande dessinée dans le journal “Bild Zeitung”, est produite de 1955 à 1961 par la société allemande O&M Hausser.

Comment tout a commencé

L’histoire de Bild Lilli se confond avec celle de l’Allemagne des années 1950. Elle naît lorsque le secteur occidental d’un pays divisé commence à s’attaquer au désastre économique causé par la seconde guerre mondiale. Le créateur de Lilli, le dessinateur hambourgeois Reinhard Beuthien, est clairement inspiré par les jeunes femmes modernes de l’époque, à l’instar d’une Brigitte Bardot avec ses vêtements moulants et sa queue de cheval blonde. Le corps de rêve de Lilli, ses hauts talons, son maquillage, ses ongles peints et son expression provoquante et impertinente illustrent parfaitement l’époque : elle devient un symbole de la nouvelle féminité, plus qu’une poupée, une créatrice de tendance.
Le 24 juin 1952, le premier numéro du Bild Zeitung a un encart vide : Reinhard Beuthien dispose de 40 minutes pour le remplir avec un nouveau personnage de bande dessinée. Il dessine d’abord un bébé, non retenu par le rédacteur en chef. Il propose alors une jolie blonde bien galbée. Présentée comme une jeune femme à l’allure innocente et naïve, mais tout à la fois sexy, irrévérencieuse et culottée, elle est baptisée Lilli (photo ci-dessous).


© The Vintage News

Secrétaire sexuellement désinhibée, elle parle avec beaucoup d’esprit à ses amies, ses amants et son patron. Dans une de ses bandes dessinées, elle couvre son corps dénudé et explique à une amie : “nous nous sommes disputés et il a repris tous les cadeaux qu’il m’avait faits”. Dans une autre, en retard au travail, elle dit à son chef : “comme vous étiez fâché de mon retard ce matin, je quitterai le bureau à 17 heures pile”. À un policier qui lui fait remarquer que les maillots de bain deux pièces sont interdits, elle réplique : “quelle pièce voulez-vous que j’enlève ?”.

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La poupée Lilli

Devant le succès immédiat rencontré par Bild Lilli, Heinz Frank, propriétaire d’une entreprise manufacturière à Hambourg et représentant de O&M Hausser, fabricant de jouets bavarois de la ville de Neustadt bei Coburg, a l’idée de produire une poupée à son effigie. Avec l’accord du journal qui souhaite en faire sa mascotte, Heinz Frank obtient les droits exclusifs de production de la poupée et de tous ses accessoires. Il conclut un contrat de fabrication avec O&M Hausser. Rolf Hausser est directeur technique et copropriétaire de O&M Hausser, et directeur général de la firme sœur Greiner und Hausser GmbH (G&H), qui produit des matériaux pour O&M Hausser. Il charge son concepteur et sculpteur Max Weibrodt de créer la poupée en s’inspirant de la bande dessinée. Après un essai infructueux, Max conçoit un prototype qui enthousiasme Rolf Hausser et Reinhard Beuthien. Haute de 29 cm, cette poupée en plastique (élastolène) aux traits du visage peints à la main porte des chaussures moulées. Le 12 août 1955, la poupée Lilli est officiellement lancée en couverture du Bild Zeitung. O&M Hausser lui adjoint des meubles ainsi qu’une garde-robe conséquente de 100 tenues, inspirée de la mode des années 50, dessinée par Martha Maar (belle-mère de Rolf Hausser) et confectionnée par la société 3M Puppenfabrik. Lilli a des vêtements de plage, de ski, des robes de soirée et des mini-jupes bien avant qu’elles ne soient à la mode. Elle porte aussi des tenues traditionnelles dirndl : constituées d’un corsage ajusté avec décolleté, d’une jupe taille haute et d’un tablier, elles sont portées dans les régions germanophones des Alpes (Allemagne du Sud, Autriche, Suisse, Liechtenstein, Italie alpine).
Lilli rencontre un succès foudroyant. Contrairement aux autres poupées de son époque, ce n’est pas un bébé mais une jeune femme moderne complètement mature. Et elle possède -caractéristique révolutionnaire- des jambes souples. Elle devient si populaire qu’en quelques semaines, O&M Hausser n’arrive plus à satisfaire la demande du public, venue de toute l’Europe. Des femmes fortunées exigent des Lilli personnalisées : Rolf Hausser se souvient de cette femme qui a acheté pour plusieurs milliers de marks une Lilli habillée en vison. En 1960, afin de suivre la demande, G&H accorde à Louis Marx and Company, une entreprise de jouets américaine basée à New York, les droits exclusifs de production sur 10 ans de Bild Lilli pour les États-Unis, le Canada, Hong Kong et la Grande-Bretagne. Il en résulte une Lilli officielle faite à Hong Kong et des poupées Marx Toys disponibles en en quatre tailles et trois couleurs de cheveux : Bonnie, Miss Marlene et Miss Seventeen.
Présentée dans un cylindre de plastique transparent (photo ci-dessous), Lilli est disponible en deux tailles, 18 et 29 cm, appelées simplement “petite Lilli” et “grande Lilli” et sorties respectivement en 1956 et 1955.


© Ruby Lane

La petite version peut être suspendue par une balançoire au rétroviseur central d’une voiture. O&M Hausser fabrique les cinq parties du corps, 3 M Puppenfabrik les assemble et les tend avec des bandes de caoutchouc, coiffe les poupées et les habille. Leur corps en plastique dur est articulé aux hanches et aux épaules et leur tête aux yeux peints est composée de deux parties qui se rejoignent grâce à une vis cachée sous les cheveux. Dotée d’une silhouette élancée, d’une peau claire ou hâlée, d’un visage maquillé avec des joues orangées ou rouges, de lèvres rouge cerise, d’ongles vernis rouges, orange ou bruns, de sourcils hauts et étroits, de cils noirs modelés sur ses yeux regardant de côté, de cheveux blonds, roux ou bruns coiffés en arrière avec une queue de cheval et une mèche bouclée sur le front, Lilli peut tenir debout sur un socle grâce à des tiges s’emboitant dans des trous sous ses pieds moulés et peints. Elle porte des boucles d’oreille et des chaussures à hauts talons moulées peintes en noir.
Tête et torse en polystyrol injecté dans des moules, bras et jambes creux en polyéthylène haute densité de type lubolen, les parties du corps sont peintes par vaporisation ou trempage. Trois brevets ont été déposés pour Lilli, couvrant la conception de l’articulation du cou, de ses hanches et la tenue de ses cheveux.
Les grandes Lilli coûtent 12 marks, les petites 7,50 marks, à une époque où le salaire mensuel moyen est de 300 marks. Au départ destinée aux adultes, principalement aux hommes, comme objet promotionnel pour le journal ou comme cadeau amusant, Lilli est vendue dans les bars, les tabacs, chez les marchands de journaux et dans les aéroports. Une publicité des années 1960 encourage les jeunes hommes à offrir à leur petite amie une poupée Lilli au lieu de fleurs. Mais les enfants, attirés par la garde-robe et les accessoires, l’adoptent bientôt et elle devient “un produit pour tous, de l’enfant à grand-papa”. Des fabricants allemands de jouets tels que Moritz Gottschalk réalisent d’énormes profits en produisant et vendant des maisons de poupées (photo ci-dessous), du mobilier et autres accessoires pour Lilli.

© Etsy

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De nombreuses boutiques en Europe vendent des poupées Bild Lilli comme jouet haut de gamme ou article pour adulte. Leur popularité les fait exporter dans de nombreux pays, dont la Chine et les États-Unis. Certaines se trouvent aujourd’hui dans des emballages d’origine des années 1950, destinées à un marché anglophone et baptisées “Lili Marlene”, en référence à la célèbre chanson éponyme.
Cependant, Lilli n’a pas que des fans. L’écrivaine féministe Ariel Levy la traite de “poupée sexuelle” dans son livre “Female chauvinist pigs : women and the rise of launch culture” (Truies machistes : les femmes et l’essor de la culture de la promotion) ; dans des interviews sur Barbie, la dramaturge féministe Eve Ensler qualifie Lilli de “jouet sexuel” ; une brochure allemande des années 1950 déclare que sa garde-robe en fait “la star de tous les bars”.

Les vêtements

Martha Maar et Reinhard Beuthien sont les principaux concepteurs des vêtements d’origine de Bild Lilli. Ces derniers représentent une part essentielle de l’attrait de la poupée et sont aujourd’hui très prisés des collectionneurs, ce qui rend leur identification indispensable lors d’un achat de poupée originale. Ils sont vendus séparément pour constituer un trousseau. En Allemagne, ils sont commercialisés dans des sacs en plastique marqués en rouge “ORIGINAL DREI M PUPPENKLEIDCHEN FÜR LILLI” plus le logo 3 M et “Dress for Lilli”. Les vêtements sont aisément reconnaissables au marquage “PRYM” sur la face inférieure de leurs boutons-pression. Le dessus du bouton-pression du haut est coloré et celui du bas est gravé avec des petits cœurs. Pour illustrer l’importance des vêtements de Lilli, mentionnons que le livre de Silke Knaak “Deutsche Modepuppen der 50er & 60er / German fashion dolls of the 50’s & 60’s” (Les poupées mannequins allemandes des années 1950 et 1960) ne contient pas moins de 96 pages dédiées à sa garde-robe.
Chaque vêtement a un “numéro de stock”. Dans le livre, une à deux pages sont consacrées à chaque numéro connu, avec une ou plusieurs photos. Le même vêtement présente souvent différentes combinaisons de couleurs, destinées à la fois à la petite et à la grande Lilli. Les 65 numéros connus vont de 1105 à 1183, avec quelques numéros manquants. 20 tenues ont des numéros inconnus. Enfin, il existe quatre tenues spéciales : une robe Lilli Marleen, une édition limitée “Magician Lilli” de 1959 (photo ci-dessous), une tenue Marlene Dietrich et une robe prototype rose.


© WorthPoint

Les accessoires

Bild Lilli dispose de nombreux accessoires impliquant plusieurs fabricants, certains vendus avec la poupée, d’autres achetables séparément. Toutes les poupées sont commercialisées avec un support et un tube de plastique protecteur. Le support de la grande Lilli, d’un diamètre de 9 cm et haut de 4 cm, est doté d’un fil métallique long de 7,5 cm logé dans le trou sous le pied de la poupée et dans sa jambe, pour la faire tenir en place. Le tube en plastique, haut de 35,5 cm, est ajusté au support. Le couvercle en plastique du tube est ajusté à celui-ci afin de le rendre étanche. Les supports des poupées vendues en Allemagne sont marqués d’une inscription “Bild Lilli” en noir et du logo du journal Bild Zeitung en rouge et blanc. Les couvercles acceptent un autocollant portant le logo de 3 M. Les supports des poupées vendues à l’export sont simplement marqués “Lilli”.
Le support de la petite Lilli, d’un diamètre de 5,5 cm, porte l’inscription “Bild Lilli”. Son fil métallique est dix fois plus court, 0,75 cm. Le support des petites Lilli destinées à l’export accepte une étiquette en papier portant l’inscription des numéros de brevet de la poupée.
On estime à environ 30 000 le nombre des journaux miniature produits pour accompagner les petites et les grandes Lilli, avec une édition différente pour chaque taille. Ils contiennent des récits, des images et des bandes dessinées. Toutes les poupées ne sont pas vendues avec un journal. Lorsque c’est le cas, celui-ci est plié et attaché aux vêtements par une épingle en argent.
Des caniches Steiff miniature accompagnent souvent les Bild Lilli. Fabriqués dans les années 1950 à 1970, ils sont disponibles en trois couleurs : noir, blanc ou gris. Dotés de tout petits yeux  et nez boutons en perle noire, ils portent un collier en laine rouge. Une étiquette Steiff jaune numérotée enveloppe leur taille. Un parapluie en cuivre couvert de carreaux noirs et blancs accompagne parfois les Lilli. Vendus séparément ou avec un vêtement, ces parapluies sont extrêmement rares aujourd’hui.
Le siège de Lilli, inspiré du siège papillon conçu par Jorge Ferrari-Hardoy en 1938, est constitué d’un cadre en acier émaillé et d’une assise en plastique. Il est disponible en plusieurs formes et coloris.
La balançoire des petites Lilli (photo ci-dessous) est utilisée pour les exposer ou être suspendue au rétroviseur central d’une voiture. La poupée peut être stabilisée en attachant ses poignets aux deux cordes de la balançoire avec du fil.


© Auktionskompaniet

L’Allemagne a toujours été un pays de fabrication en masse de maisons de poupées. La petite Lilli a une taille idéale pour ces maisons, aussi n’est-il pas surprenant que diverses installations et meubles aient été réalisés spécialement pour elle.

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Les curiosités et les copies

De nombreux fabricants ont pris le train de Bild Lilli en marche. Destinée à la clientèle masculine des débuts, une poupée de 13 cm pour tableau de bord de voiture est produite. Cheveux moulés et visage peint, elle est attachée à une fine baguette métallique reliée à une ventouse et fait de l’auto-stop. Placée sur un tableau de bord, elle se trémousse.
L’entreprise berlinoise Eride distribue un parfum Bild Lilli ; la firme allemande Hoehl crée le champagne “Lilli-put”, conditionné dans une boîte spéciale ; Goebel produit un masque de la tête de Lilli que l’on peut accrocher au mur ; Wallendorf réalise un personnage en céramique accompagné d’un caniche ; des cartes postales de la petite Lilli dans différents décors portant des vêtements divers sont vendues ; et la liste s’allonge encore et encore… La compagnie cinématographique ARCA sort le film intitulé “Lilli, a girl of the big town” (Lilli, une fille de la grande ville) avec l’actrice danoise Ann (Hanne) Smyrner dans le rôle de Lilli. Michael Jary compose le “Lilli boogie” sorti en 45 tours chez Polydor, avec des paroles de Brino Balz et un orchestre dirigé par Kurt Edelhagen.
Et bien entendu, rançon du succès, il y a de nombreuses copies, d’Italie, d’Espagne, de Hong Kong, du Royaume-Uni… Si le dicton “l’imitation est est la plus haute forme de flatterie” est juste, Lilli a dû être très flattée. La contrefaçon la plus courante aujourd’hui est la “Hong Kong Lilli”. Toutefois, même un œil non averti peut aisément distinguer l’original de la copie.

La fin de Lilli

Le dernier dessin de Lilli est publié le 5 janvier 1962. Reinhard Beuthien déclare avoir arrêté parce que le journal voulait marier Lilli ! il crée d’autre bandes dessinées de type Lilli qui ne connaîtront pas le même succès.
Les dernières poupées Lilli sont fabriquées en 1964. On estime qu’en 10 ans de production, environ 130 000 d’entre elles Lilli ont été réalisées. Il existe peu d’exemplaires en bon état sur le marché aujourd’hui. Lilli est donc une poupée très recherchée par les collectionneurs.

Les débuts de Barbie

L’histoire de Barbie est indissociable de Ruth Handler, femme d’affaires américaine ayant fondé en 1945 l’entreprise de jouets Mattel avec son mari Elliott et leur associé Harold Mattson. Le nom de Mattel est obtenu en combinant les premières syllabes de Mattson et de Elliott. Mattson abandonne très vite l’affaire à Elliott Handler, convaincu de l’absence d’avenir de Mattel, qui au départ confectionnait des meubles pour poupées. Le couple Handler poursuit alors son affaire en Californie.
Lorsque Ruth observe sa fille préadolescente Barbara inventer des jeux de rôle avec ses poupées en papier, elle se demande pourquoi il n’existe pas de poupée à corps d’adulte pour les enfants qui ont passé l’âge des poupons et des contes pour s’endormir. Pourquoi ne pas créer une poupée féminine qui pourrait être stylée et habillée comme une poupée de papier ? quand elle fait part de cette idée à son mari, ce dernier la rejette en arguant qu’aucune mère ne voudrait acheter à sa fillette une poupée à corps de femme. Ses collègues acquiescent : “ils étaient à l’aise avec des pistolets et des fusées jouets, des instruments de musique et des jouets animés, mais la poupée décrite par Ruth défiait leur imagination”, écrit l’historien Robin Gerber. Le personnel de Mattel conseille à Ruth d’oublier son idée, car sa poupée idéale serait controversée, impopulaire et trop difficile à produire.
À l’été 1956, le couple Handler et leurs deux enfants Kenneth et Barbara font un voyage en Europe. En Suisse, ils découvrent la poupée Bild Lilli dans une boutique de la ville de Lucerne. La jeune Barbara, 15 ans, s’en éprend immédiatement. Ruth, quant à elle, est enchantée par sa forme féminine qui correspond à son idée de poupée à corps d’adulte. Elle en rapporte trois en Californie, dont une pour sa fille. Là, elle décide de s’en inspirer pour créer une poupée qu’elle baptisera Barbie, d’après le nom de sa fille. Elle retravaille la conception de la poupée avec une équipe : les mensurations exagérées et les traits du visage de Lilli sont atténués, mais le résultat lui ressemble encore beaucoup. Le maquillage appuyé et les sourcils arqués de Lilli ne sont pas repris pour Barbie. Les deux poupées ont les mêmes proportions harmonieuses et des pieds différents : tandis que Lilli a les pieds enfermés dans des chaussures à talons aiguille noires et peintes, Barbie a les pieds cambrés et de parfaits petits orteils.
Ruth envoie Barbie au Japon avec un ingénieur de chez Mattel chargé de lui trouver un fabricant. Présentée au salon du jouet de New York le 9 mars 1959, elle rencontre un succès immédiat, qui ne se démentira pas jusqu’à aujourd’hui.
Ruth Handler a toujours reconnu avoir rapporté Lilli aux États-Unis et s’être inspirée de la poupée allemande pour créer Barbie. Cependant, elle insiste sur le peu de ressemblance entre les deux poupées. Dans une interview à la radio 4 de la BBC, elle souligne qu’elle a demandé aux fabricants japonais de produire “quelque chose comme” la poupée Lilli. Toutefois, lorsque l’on compare les deux poupées côte à côte, leur ressemblance saute aux yeux (photo ci-dessous).


© Messy Nessy

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Les procès et la vente des droits de production

Rolf Hausser ignore qu’une version américaine rebaptisée de sa Lilli figure parmi les meilleures ventes de jouets aux États-Unis. “Je ne savais rien de ce qui se passait en Amérique”, confie-t’il, “nous n’avions pas de radio et il n’y avait rien ici sur Barbie dans les journaux”. Il entend pour la première fois parler de Barbie lorsqu’il se rend dans une boutique de jouets à Nuremberg en 1963, où elle est exposée. “J’ai été scandalisé quand j’ai vu cette poupée”, déclare-t’il, “c’était ma Lilli avec un autre nom. Qu’avaient fait ces gens ? avaient-ils volé ma poupée ? je ne savais pas ce qui se passait”. L’année suivante, Rolf découvre une publicité dans les journaux allemands annonçant l’arrivée de Barbie en Allemagne. Peu de temps après, il remarque une large sélection de poupées Barbie sur le stand Mattel du salon du jouet de Nuremberg. Il témoigne : “j’étais furieux qu’ils aient pris et exploité ma Lilli de cette manière, mais je ne savais toujours pas à quel point elle était populaire”.
Il décide alors de poursuivre Mattel en justice dans chaque pays d’Europe où Barbie est vendue. En 1961, G&H et Louis Marx and Company intentent un procès à Mattel pour violation du droit d’auteur  sur le brevet américain d’articulation des hanches détenu par G&H, pour contrefaçon de Lilli afin de créer Barbie, et pour usage de représentations fausses et trompeuses des origines de Barbie. Mattel contre attaqua et l’affaire fut classée.
Toujours ignorant du degré de popularité de Barbie aux États-Unis, et de quel phénomène elle allait devenir, Rolf veut à tout prix sauver sa part du marché européen du jouet. Mais son frère Kurt, conscient de l’influence du géant du jouet rival, le persuade qu’attaquer encore Mattel en justice causerait la ruine de la petite compagnie allemande. Il suggère à la place la vente du brevet de la poupée par G&H, probablement la pire décision prise par la compagnie. Rolf Hausser affirme aujourd’hui avec amertume : “je n’avais pas d’autre choix que de vendre le brevet. Mattel était une entreprise multimillionnaire et en comparaison je n’étais rien. Même si un juge, en face de mon brevet, pouvait constater la contrefaçon, il trancherait en faveur de Mattel”. Il ajoute : “si ça ne dépendait que de moi, je serais retourné en justice juste pour le principe. Mais mon frère Kurt refusait de me suivre en raison du désastre financier annoncé”.
Marie-Françoise Hanquez-Maincent, chercheuse française ayant travaillé sur l’histoire de Lilli et Barbie, auteure de la thèse “Barbie : poupée totem”, met en avant le rôle du sentiment anti-allemand. “Monsieur Hausser m’a dit qu’il était convaincu d’être isolé parce qu’il était allemand”, révèle-t’elle, “ça se passait peu après la guerre, souvenez-vous”. La chercheuse souligne également la volonté des fabricants américains de jouets après la seconde guerre mondiale d’évincer du marché les concurrents européens, et en particulier allemands. Elle analyse : “les fabricants allemands de jouets avaient dominé le marché mondial avant la guerre, et les fabricants américains prévoyaient un retour des consommateurs aux jouets allemands après la guerre. Il y eut une campagne en faveur des jouets américains, avec des slogans comme ‘évitez une tragédie à vos enfants -une poupée cassée-, achetez des poupées faites aux États-Unis'”.
Quatre employés de Mattel se présentent un jour sans rendez-vous au domicile de Rolf Hausser, dans l’intention de régler leur différend en achetant les droits de production de Lilli. Ils prétendent de plus avoir vendu peu de poupées Barbie depuis son lancement. En fait, d’après Marie-Françoise Hanquez-Maincent, qui dispose de documents de Mattel, 351 000 Barbie ont été vendues aux États-Unis deux ans auparavant en 1962. Les négociations se poursuivent à Francfort, où un contrat en anglais est soumis pour signature à Hausser. Il refuse de le signer et demande 1 % sur les profits de vente des Barbie, tandis que Mattel lui propose une somme forfaitaire pour les droits de production de Lilli. Après une journée de discussions, il accepte de vendre les droits pour 69 500 deutsche marks de l’époque, ce qui représente environ 23 500 euros d’aujourd’hui. Bien que cette somme ne soit pas négligeable en 1964, elle ne représente qu’une fraction du pourcentage sur les profits demandé au départ par Hausser. La production de Bild Lilli s’arrête.
Les conséquences de cette vente sont désastreuses pour Hausser : privée de Lilli, le produit phare de sa compagnie, cette dernière subit de lourdes pertes et fait faillite quelques mois à peine après la vente des droits. Il faudra à Hausser 20 ans pour régler ses dettes.
Certains observateurs pensent que Rolf Hausser a du mal à reconnaître sa part de responsabilité dans la déroute des négociations avec Mattel, due à ses défaillances en tant qu’homme d’affaires.
“Ce qui me rend réellement furieux, au point que les mots me manquent pour décrire mes sentiments, c’est que personne n’a jamais admis ma part dans la création de Barbie. Son quarantième anniversaire en 1999 s’est déroulé à grands renforts de publicité, mais Mattel a tout simplement étouffé mon rôle dans son histoire”.
En 2001, G&H engage de nouvelles poursuites en contrefaçon envers Mattel, réclamant des droits d’auteur sur chaque Barbie vendue depuis 1964. L’affaire fut à nouveau classée.

Épilogue

Aujourd’hui, que penser de la ressemblance entre Lilli et Barbie ? y-a t’il eu imitation ? “eh bien vous pourriez le dire” avoue cyniquement Elliott Handler au biographe Jerry Oppenheimer en 2008. “Ruth voulait adopter le corps de Lilli avec quelques modifications. Des changements et des améliorations ont été réalisés. Ruth voulait obtenir sa propre silhouette”. Mattel minimise le problème : “Ruth a été inspirée en regardant sa fille jouer avec des poupées en papier. Bild Lilli a juste prouvé qu’il était possible de fabriquer une poupée de 29 cm”, argumente un porte-parole de Mattel. De nos jours, il se vend plus de 100 Barbie par minute (voir l’encart statistique en page d’accueil) et sa malheureuse sœur, le vilain petit secret de Mattel, est passée aux oubliettes de l’histoire.

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Sources de l’article
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